Depuis quelques décennies maintenant, des caméras de surveillance envahissent nos villes, tant dans l’espace public que privé. Sans crier gare, la vidéosurveillance s’est installée comme outil de contrôle des foules. Elle prend possession des espaces et des corps, en les filmant en continu.
Il faut dire qu’il était dur de s’y opposer. Trop peu se sont posé·e·s la question de la légitimité de ces dispositifs, tant l’argument “Il faut tout mettre en oeuvre pour que nous soyons en sécurité” a résonné dans les consciences, dans des sociétés occidentales marquées par une recrudescence des attentats. Pourtant, il est triste que nous ne constations pas d’emblée le côté paranoïaque de la pensée qui dicte qu’il faille, au nom de la sécurité, surveiller tout le monde, et ce, en permanence. Il est triste aussi que nous renonçions à tant de vie privée en échange d’une promesse sécuritaire. Parce que, oui, la vidéosurveillance n’est qu’une promesse. Preuve en chiffre : 98% des attentats qui ont été empêchés l’ont été par des renseignements humains1. Les caméras filment les drames, faute de pouvoir les empêcher. Devant des preuves indéniables du manque à gagner que constituent ces outils, le monde politique et son obsession sécuritaire se cambrent et implantent de nouveaux gadgets, les uns après les autres, dans une alliance objective avec les entreprises qui les créent.
En plus d’être des atteintes assez flagrantes à la vie privée et de créer un climat de suspicion permanent, les caméras ont un léger désavantage, régulièrement oublié dans le débat public : elles confèrent un pouvoir démesuré à l’état. En effet, au main d’une institution qui dirigent les forces armées du pays, un dispositif qui permet d’épier pratiquement les moindres faits et gestes des habitant·e·s dans l’espace public peut s’avérer extrêmement dangereux pour celles et ceux-ci. Il suffit d’un demi virage autoritaire pour que cela devienne l’arme de contrôle la plus puissante de tout le temps. Elle est d’ailleurs mise en pratique pour l’instant, dans la région du Xin-Jiang (Nord-Ouest de la Chine) où vivent les Ouïghours, un peuple à confession musulmane. Les personnes qui ont réussi à échapper racontent notamment avoir régulièrement marché plusieurs dizaines de kilomètres pour échanger des opinions politiques avec des ami·e·s pour éviter de risquer de se retrouver enfermé dans des camps “d’éducation”1. Ils et elles racontent bien d’autres choses encore, que nous ne développerons pas ici.
Alors, c’est vrai, la Chine représente un exemple extrême. Cela fait des années que Xi Jinping renforce ses dispositifs de surveillances à outrance : le pays compte maintenant 600.000.000 caméras, ce qui correspond approximativement à un ratio d’une caméra pour deux habitant·e·s. La reconnaissance faciale y est aussi de plus en plus implantée. Mais ne s’agit-il pas là, au moins en partie, d’une image de notre avenir? Les villes de Londres et de Nice, par exemple, sont maintenant équipées de caméras à reconnaissance faciale (Londres qui, on le rappelle, comptait déjà près de 70 caméras par millier d’habitant·e·s en 2019)2. Par ailleurs, le ministère de l’intérieur français gère le fichier TES (Titres Eléctroniques Sécurisés), base de données crée en 20161. Elle regroupe les cartes d’identités et les passeports des Français·e·s, mais aussi d’autres choses, plus douteuses, y sont consignées: couleur des yeux, empreintes digitales et images numériques du visage. En bref, tout le nécessaire pour lancer une surveillance de masse d’une ampleur sans précédent dans le pays.
En ce qui concerne Bruxelles, une recherche de 2016 recensait déjà 984 gérés par les agents de police et 378 par MOBIRIS, service public responsable de la mobilité à Bruxelles3. Il est aussi question d’environ 1800 caméras sur l’ensemble du réseau de transports en commun bruxellois4. Il ne fait aucun doute que, depuis, ces chiffres ont drastiquement augmenté. Par ailleurs, le site bruxelles.sous-surveillance.net, plateforme collaborative qui tente de cartographier le réseau de surveillances bruxellois, fait état de nombreuses avancées inquiétantes dans le domaine. Il est notamment question des ANPR, caméras capables de reconnaître les plaques d’immatriculation, mais aussi de caméras intelligentes dressées à émettre une alarme lorsqu’elles “remarquent” un comportement suspect (attroupement, va-et-vient, dépôt clandestin, …). Bruxelles sous-surveillance invite quiconque qui croise une nouvelle caméra à la recenser sur le site. Il suffit de cliquer sur l’icône semblable à un bouton “on/off” en haut à droite de l’écran pour effectuer un ajout.
Puisqu’il paraît évident qu’un gadget de surveillance en engendre toujours un autre, plus puissant et plus sophistiqué, la question se pose simplement : allons-nous accepter la dangereuse et continuelle fuite en avant des systèmes de vidéosurveillance? Désirons-nous d’un monde où il n’est plus possible de bouger sans être vu? Désirons-nous la tristesse de la vie d’un Wilson, qui passe sa vie dans l’angle mort des caméras qui surveillent son appartement dans 1984? Qu’attendons-nous, au juste, pour dire non?
- ARTE : “Tous surveillés: 7 miliards de suspects” https://www.youtube.com/watch?v=8wN3emyA-ew&t=4s
- https://www.ouest-france.fr/europe/videosurveillance-quelles-sont-les-villes-les-plus-surveillees-au-monde-6513584
- Debailleul et De Keersmaecker: “Répartition géographique de la vidéosurveillance dans les lieux publics de la Région de Bruxelles-Capitale” https://journals.openedition.org/brussels/1422?lang=nl#tocto2n3
- https://bruxelles.sous-surveillance.net/spip.php?article9