Analyse: Le grand démantèlement : une offensive libérale contre les droits des travailleur·euses

   

Sous couvert de flexibilité et de compétitivité, le gouvernement Arizona mène une offensive idéologique d’une ampleur rarement vue en Belgique. Heures supplémentaires défiscalisées, extension des flexi-jobs, réforme du travail de nuit, retour de la période d’essai : en l’espace de quelques mois, ce sont les fondements mêmes du droit du travail belge qui sont méthodiquement démantelés.

Derrière le vocabulaire du « gagnant-gagnant » et de la « mise à l’emploi« , se cache en réalité le transfert massif de richesses et de pouvoir des travailleur·euses vers les employeur·es.

Retour et analyse de 4 mesures qui vont démanteler nos droits du travail.

Les heures supplémentaires : travailler plus pour gagner moins

  • On peut maintenant prester jusqu’à 360 heures supplémentaires volontaires par an dans tous les secteurs (450 dans l’Horeca)
  • 240 heures exemptées de cotisations sociales et de précompte professionnel*
  • Suppression des majorations traditionnelles : les suppléments de salaire légaux qui compensaient la pénibilité des heures supplémentaires (+50% de votre salaire en semaine, +100% le dimanche), désormais supprimés.

La réforme des heures supplémentaires volontaires, qui entre en vigueur le 1er avril 2026, illustre parfaitement la perversité du système mis en place. Présentée comme une opportunité pour les travailleur·euses d’augmenter leurs revenus, elle cache une tout autre réalité. Selon la CSC, un·e salarié·e effectuant 10 heures supplémentaires par mois perdra en moyenne 69 euros, tandis que son employeur·e en économisera 150. Comment est-ce possible ? En supprimant les majorations qui compensaient jusqu’ici la pénibilité du travail additionnel.

-> Baisse des cotisations sociales = moins de droits à la pension

En effet, les entreprises empocheront les bénéfices (ici, les économies sur les salaires et cotisations), tandis que c’est la collectivité qui devra payer les conséquences négatives (baisse des recettes de la sécurité sociale, pensions réduites, problèmes de santé des travailleurs). Cette mesure révèle la logique profonde du capitalisme néolibéral : privatiser les profits, socialiser les pertes.

Et pendant ce temps, le ou la travailleur·e s’épuise davantage pour un salaire net diminué, voyant ses droits à la pension et à la sécurité sociale progressivement érodés.

En clair : les patrons gagnent, mais c’est la société entière qui paiera la facture demain.

-> Concurrence déloyale : les employeur·es préfèront faire faire des heures sup’ plutôt qu’embaucher

Cette mesure crée une concurrence déloyale sur le marché du travail. Comme le souligne l’économiste Bruno Colmant, les employeur·es préféreront faire appel aux heures supplémentaires défiscalisées plutôt que d’embaucher des chômeur·euses de longue durée. En effet, comme les heures sup’ coûtent moins cher à l’employeur (pas de charges sociales complètes, pas de majorations), il devient plus rentable de faire travailler davantage les employés actuels que d’engager de nouvelles personnes.

Résultat : ceux et celles qui ont déjà un emploi sont incités à travailler toujours plus, tandis que les personnes éloignées de l’emploi voient leurs chances de réinsertion diminuer.

Flexi-jobs : la précarité comme modèle d’organisation du travail

L’extension des flexi-jobs à tous les secteurs marque une nouvelle étape dans la normalisation de l’emploi précaire. Initialement conçus pour l’Horeca et présentés comme une mesure de lutte contre la fraude, ces contrats ultra-flexibles se généralisent désormais à l’ensemble de l’économie.

  • Extension des flexi-jobs à tous les secteurs (sauf opt-out syndical**)
  • Plafond de revenu porté de 12.000€ à 18.000€ par an
  • Cotisation patronale maintenue à 28% ( alors que pour un contrat normal, ce taux est beaucoup plus élevé (environ 32-35%), ce qui rend ces emplois précaires très avantageux financièrement pour les entreprises)
  • Entrée en vigueur avant l’été 2026

Le ministre Clarinval se félicite d’une « opération gagnant-gagnant ». Mais qui gagne réellement ? L’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles dresse un tableau autrement plus sombre. Ces statuts hybrides, qui se multiplient et se cumulent, plongent les travailleur·euses dans une précarité structurelle. À Bruxelles, près d’un actif sur 10 est un·e travailleur·euse pauvre.

L’impact :

  • Multiplication des statuts hybrides : un·e même travailleur·euse cumule plusieurs emplois précaires
  • Impossibilité de planifier son existence (revenus imprévisibles, horaires variables)

Ces « innovations » en matière d’emploi ne sont que des instruments de fragmentation du salariat. En multipliant les statuts précaires, intérim, flexi-jobs, emplois étudiants, contrats à durée déterminée, le système crée une main-d’œuvre corvéable à merci, sans droits, sans stabilité. Dans certains secteurs comme la livraison ou l’Horeca, cette précarité n’est plus l’exception mais la norme. Elle devient le modèle d’organisation du travail que le capitalisme impose.

Ces mesures toucheront d’avantage les tranches de la population déjà marginalisées et impactées par les mesures antisociales de ces dernières années. les familles monoparentales, les femmes et minorités de genres, les personnes racisées, les travailleur.euses sans papiers.

Travail de nuit

Pour satisfaire les exigences de l’e-commerce et de la distribution, le gouvernement accepte de redéfinir le travail de nuit : désormais, pour certains secteurs, il ne commence plus qu’à 23 heures au lieu de 20 heures. 3 heures de travail en soirée qui ne seront plus compensées comme du travail de nuit, 3 heures durant lesquelles les primes seront réduites ou supprimées.

  • Travail de nuit redéfini : 20h-6h (au lieu de l’ancienne interdiction générale)
  • Régime spécial distribution/e-commerce : 23h-6h (au lieu de 20h-6h)
  • 14 commissions paritaires concernées (commerce, logistique, Bpost, etc.)
  • Pour les nouveaux·elles travailleur·euses : primes uniquement entre 23h-6h/ Pour les ancien·nes : maintien des primes existantes

Impact :

  • Perte potentielle de 350€ par mois pour certain·es travailleur·euses
  • Discrimination générationnelle car deux régimes de primes (anciens vs nouveaux)
  • Possibilité pour les employeur·es « en difficulté » de réduire les primes

Les syndicats alertent sur les conséquences sanitaires d’une telle mesure : troubles du sommeil, problèmes digestifs, risques cardiovasculaires, diabète, cancers.

Le retour de la période d’essai

Supprimée en 2014, la période d’essai fait son retour. Le ministre Clarinval y voit une « excellente nouvelle » qui facilitera l’embauche. La réalité sera tout autre : c’est l’institutionnalisation de l’insécurité pour des centaines de milliers de travailleur·euses.

  • Réintroduction de la période d’essai (supprimée en 2014) : d’une durée de 6 mois pour tous les nouveaux contrats
  • Préavis de rupture : 1 semaine seulement (pour l’employeur comme le travailleur-> Application symétrique mais rapport de force asymétrique car toujours dans l’interêt de l’employeur)
  • Entrée en vigueur au printemps 2026

Cette mesure illustre le rapport de force profondément déséquilibré entre employeurs et salariés. Un employeur peut se permettre de tester un employé pendant six mois avant de s’en séparer sans justification.

Mais un travailleur peut-il se permettre d’accepter un emploi sans garantie de stabilité, alors qu’il doit payer un loyer, rembourser un crédit, subvenir aux besoins de sa famille ?

Impact :

  • 6 mois d’insécurité totale pour chaque nouvel·le embauché·e : Impossibilité de planifier (logement, crédit, projets familiaux)
  • Rapport de domination renforcé : toute « revendication » peut entraîner un licenciement : facilite les abus (licenciements sans justification etc)
  • Découragement des embauches stables au profit de la rotation du personnel

Une logique idéologique : le marché contre la société

Toutes ces réformes procèdent d’une même logique : celle du libéralisme de marché poussé à l’extrême, où toute régulation est perçue comme une entrave à la compétitivité, où tout droit social est considéré comme un privilège. Le gouvernement Arizona ne se contente pas de réformer le marché du travail : il opère une véritable « révolution » , en tentant de transformer les travailleur·euses en unités de production flexibles, adaptables, corvéables.

Ces réformes ont été menées dans un mépris total du dialogue social. Le Conseil national du Travail a refusé de rendre un avis sur la période d’essai. Les syndicats dénoncent unanimement ces mesures imposées sans concertation véritable. Ce court-circuitage révèle la nature autoritaire du néolibéralisme lorsqu’il se trouve en position de force. Le marché ne négocie pas, il impose. Et quand les rapports de force lui sembles favorables, il peut se dispenser de cette fiction démocratique que constitue la « concertation sociale ».

Cette offensive s’inscrit dans une tendance européenne plus large, celle de la « course vers le bas » où chaque pays tente d’attirer les investissements en proposant les conditions les plus dégradées pour les travailleurs. La Belgique qui se félicite d’aligner ses horaires de nuit sur « ses principaux pays voisins » participe à cette spirale régressive.

Conclusion : résister à l’Arizona

Le discours gouvernemental sur la « remise à l’emploi » et l’objectif de 80% de taux d’emploi masque mal la réalité : il ne s’agit pas de créer de l’emploi de qualité, mais de contraindre les individus à accepter n’importe quel travail, dans n’importe quelles conditions. Le bâton des sanctions pour les chômeur·euses et les malades de longue durée d’un côté, la carotte empoisonnée des jobs flexibles de l’autre.

Le cumul de statuts précaires, l’impossibilité de planifier son existence, le stress permanent de l’instabilité financière : voilà la réalité que va produire ce libéralisme décomplexé. À Bruxelles, où le phénomène des travailleur·euses pauvres est particulièrement marqué, ces réformes ne feront qu’aggraver une situation déjà dramatique. Ces mesures risquent de creuser davantage le fossé entre la Flandre et le reste du pays, entre ceux qui travaillent et ceux qui sont exclus de l’emploi, entre les générations aussi.

Ces réformes ne tombent pas du ciel. Elles sont le fruit d’une offensive idéologique menée depuis des décennies par les think tanks néolibéraux, les organisations patronales, les institutions. Elles traduisent la volonté d’un capitalisme financiarisé de soumettre toujours davantage l’existence humaine à la logique du profit et de la rentabilité.

L’histoire sociale nous enseigne que les droits ne sont jamais définitivement acquis. Ils sont le produit de luttes constantes, de rapports de force. Ce que le gouvernement Arizona est en train de détruire, il a fallu un siècle de combats pour le construire. Il faudra sans doute se battre à nouveau.

légende :

*précompte professionnel : C’est l’impôt sur le revenu prélevé directement sur le salaire par l’employeur avant que vous ne receviez votre paie.

**l’op out est la possibilité pour les syndicats de négocier pour refuser l’application des flexi-jobs dans certains secteurs

Sources :

La DH, 10 octobre 2025, « Réforme Arizona : les heures sup’ volontaires feront « perdre 70 € par mois aux travailleurs et économiser 150 € aux employeurs », dénonce la CSC »

RTBF , 12 décembre 2025, « La réforme du travail de nuit approuvée par le gouvernement fédéral est dénoncée par la FGTB et la CSC »

RTBF , 22 juillet 2025, « Travail de nuit, heures supplémentaires, flexi jobs, malus pension… les mesures annoncées vont-elles augmenter le taux d’emploi ? »

RTBF , 8 décembre 2025, « Monde du travail : le gouvernement fédéral approuve l’extension des heures supplémentaires volontaires »

RTL , 13 décembre 2025, « La réforme du travail de nuit adoptée : voici tout ce que cela change et les secteurs concernés »

RTL , 9 décembre 2025, « La période d’essai fera bientôt son retour en Belgique : « Sans ça, les décisions d’embauche sont plus lourdes » »

Le Soir, 9 décembre 2025, « A Bruxelles plus qu’ailleurs, cumuler les emplois n’empêche pas d’être pauvre »

Le Soir, 9 décembre 2025, « Du « gagnant-gagnant » : le gouvernement approuve l’extension des flexi-jobs à tous les secteurs »

CSC , Octobre 2025, Enquête sur les heures supplémentaires volontaires

FGTB , Décembre 2025, Communiqués de presse sur les réformes du travail

Observatoire de la santé et du social de Bruxelles-Capitale (Vivalis.brussels), Décembre 2025, Rapport trisannuel consacré aux travailleurs pauvres