
En 2019, après avoir publié une enquête sur les activités cambodgiennes de Socfin, entreprise détenue par Hubert Fabri et le groupe Bolloré, le magazine d’investigation belge Médor s’est retrouvé poursuivi devant la justice pénale luxembourgeoise.
Dans ce reportage de Médor, « Socfin/Cambodge : les terres rouges des Bunongs perdues à jamais », il est raconté comment Socfin avait obtenu de l’État cambodgien un bail sur des terres forestières occupées par la minorité autochtone bunong, afin d’y planter des hévéas, les arbres à caoutchouc. Le journaliste Cédric Vallet y évoquait également « une concession litigieuse sur laquelle flottent des soupçons de corruption ».
Six ans plus tard, le procès contre Médor s’est conclue, le 30 avril dernier, par un non-lieu pour prescription. Mais le magazine n’en sort pas indemne : la procédure lui a coûté du temps, de l’énergie… et 18 424,70 euros. En 2025, près de 5 % du budget, déjà très serré, est absorbé par ce dossier.
Le groupe Socfin, la Société financière des caoutchoucs, est un acteur majeur du secteur : il détient 192 000 hectares de plantations de palmiers à huile et d’hévéas dans 10 pays d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, et est dirigé par le groupe Bolloré et Hubert Fabri.
Pour rappel, Vincent Bolloré, l’une des plus grandes fortunes françaises, est l’actionnaire majoritaire du groupe Bolloré et actionnaire d’Universal Music Group. Son influence dans le paysage médiatique français est régulièrement critiquée : plusieurs médias passés sous son contrôle ont pris une orientation à l’extrême droite, diffusant des discours réactionnaires ou complotistes et fragilisant l’indépendance des rédactions.
Quant à Hubert Fabri, homme d’affaires né à Uccle en 1952, il a déjà été condamné pour corruption active : la justice a estimé que des sociétés du groupe Socfin avaient organisé, entre 2002 et 2010, un schéma de corruption au profit d’une haute fonctionnaire guinéenne, Mariame Camara, aujourd’hui ministre de l’Agriculture en Guinée-Conakry, afin d’obtenir les faveurs d’autorités publiques locales.
Médor dénonce une procédure-bâillon*. Nous publions ici une partie du communiqué de Médor :
« » »CE QUE MÉDOR DÉNONCE :
Pendant les six années de la procédure, nous n’avons rien communiqué de cette affaire, sur le conseil de nos avocats. Aujourd’hui, nous dénonçons une procédure qui nous semble pouvoir être qualifiée de procédure-bâillon. Car elle vise à nous mobiliser, nous épuiser physiquement, psychologiquement et financièrement. Cette terminologie, nous ne la sortons pas d’un chapeau, elle est définie par la directive européenne du 11 avril 2024 (UE) 2024/1069. Cette directive, qui doit être transposée pour le 7 mai 2026 au plus tard, ne vise que les procédures civiles et commerciales. Il reste à espérer que le législateur belge l’étende aux procédures pénales.
Bien que l’argument de la procédure abusive ait été longuement étayé dans nos écrits, la chambre du conseil luxembourgeoise ne l’a pas retenu – à noter que la directive n’est pas non plus encore transposée en droit luxembourgeois – et a même relevé que dans les circonstances ressortant du dossier, Socfin a pu agir de bonne foi. Si nous ne remettons pas en cause la vérité judiciaire (nous n’avons aucun recours contre cette décision), cette dernière appréciation est difficile à accepter.
Pour Socfin, entreprise d’envergure mondiale, qui dispose de gigantesques ressources financières, cette procédure ne coûte rien. Pour un journaliste indépendant et un média comme Médor, le coût financier et humain est énorme. Il existe donc un rapport de force totalement déséquilibré.
La procédure pénale engagée à notre encontre constitue selon nous une claire tentative d’intimidation, l’objectif étant de nous réduire au silence et de nous empêcher de mener notre mission, celle de traiter et d’éclairer des sujets d’intérêt général. Sans même parler des effets financiers et psychologiques, cette action en justice pourrait décourager voire empêcher Cédric Vallet – et d’autre journalistes – de travailler sur des sujets sensibles, voire sur ce groupe. Alors qu’il voulait poursuivre son enquête au Ghana sur le cacao belge, Cédric a vu sa demande de passeport en urgence (au consulat français) bloquée. Car suite à ce procès, Cédric figurait… dans le « fichier des personnes recherchées ». Socfin, lui, a lancé cette plainte, mais n’a ensuite pas démontré de volonté de faire avancer la procédure, ni de la voir aboutir.
Socfin n’a pas cherché à clarifier ses accusations, n’a pas agi comme une structure réclamant justice. Elle a déposé une plainte, puis a laissé… Médor réagir et se débattre avec la justice pendant cinq ans, pour laisser au final l’action se prescrire.
Selon une enquête de Bloomberg sortie en avril 2025, Socfin et le groupe Bolloré ont ces dernières années intenté plus de 50 poursuites judiciaires contre des journalistes, des ONG et des militants. Aujourd’hui, ces acteurs puissants attaquent des titres de presse mais en soutiennent d’autres en Belgique au nom de la liberté de la presse. Celle qui est en accord avec leur vision, celle qui ne remet pas leur discours en question. Mais qui leur permet de diffuser leurs idées.
Médor, lui, poursuivra son travail d’investigation, d’enquêtes, dans la perspective d’intérêts publics, à l’opposé des intérêts de quelques milliardaires.
« Notre indépendance n’est pas un slogan. C’est une structure : Médor est une coopérative de presse. Ses comptes sont publics, la totalité de ses revenus sont transparents, des coopérateurs et coopératrices sont dans le conseil d’administration. Aucun actionnaire, aucune association, aucune ONG, aucun pouvoir public n’a d’intérêt économique dans notre projet. Médor ne sert pas les intérêts de quelques-uns, mais celui de l’intérêt général, porté et garanti par nos coopérateur.ices. »
Les membres du Conseil d’administration de Médor « »
Légende:
Procédure baillon: Une procédure-bâillon est une action en justice intentée par une personne ou une entreprise dans le but de faire taire ou intimider celles et ceux qui enquêtent ou critiquent, en les épuisant financièrement et moralement plutôt qu’en cherchant réellement à gagner sur le fond.
Sources:
https://medor.coop/communique-quand-socfin-bollore-et-fabri-attaque-medor/ https://medor.coop/magazines/medor-14-summer-2019/socfin/
