À Anderlecht, l’été 2025 laissera un goût amer à des milliers de Bruxellois·es. Alors que la chaleur envahit la ville, que les terrasses se remplissent et que les parcs devraient être des havres pour les familles, les enfants et les jeunes privés de vacances, certains quartiers populaires se retrouvent littéralement bouclés et militarisés.
En effet, les ordonnances de police se succèdent dans la commune: Place Clemenceau complètement fermée et grillagée, le quartier du Peterbos interdit aux non-résident·es sous peine d’amendes de 350 euros, commerces, bars et restaurants de Cureghem contraints de baisser rideau dès 1h du matin : les restrictions se normalisent. Ce qui était présenté comme temporaire, le temps de « rétablir la tranquillité », devient un mode de gouvernance sécuritaire permanent des quartiers populaires.
Ces mesures, renouvelées sans cesse depuis plus d’un an sous couvert de lutter contre le trafic de drogue et les « nuisances », n’ont plus rien d’exceptionnel : elles sont devenues la norme. Et sous cette normalité imposée se cache une réalité inquiétante : la progressive transformation des quartiers populaires en zones de contrôle, où la liberté de circuler, de se retrouver, de vivre ensemble est sacrifiée.

Des chiffres sont brandis en gage d’efficacité : des centaines de procès-verbaux dressés, des véhicules fouillés, des logements perquisitionnés, et même des opérations coup de poing mobilisant près de 900 policiers au Peterbos en une seule matinée. Pourtant, ces démonstrations de force et opérations de communications posent question : si le trafic persiste malgré l’arsenal répressif, ne faudrait-il pas repenser la stratégie plutôt que d’assiéger des quartiers entiers ?
Les criminologues sont unanimes sur la question : la répression policière n’a jamais résolu ni la question du trafic, ni celle de la consommation. Elle vise avant tout à donner l’illusion que les autorités agissent. En parallèle, nos prisons débordent : en Belgique, la moitié des détenu·es sont incarcéré·es pour des faits liés aux drogues. Un chiffre bien au-delà de la moyenne européenne, qui s’élève à 19 % selon les données du Conseil de l’Europe du 31 janvier 2022. Ce recours systématique à la répression produit un autre effet pervers : le déplacement des trafics et de la violence vers les quartiers voisins. Ainsi, Le Soir titrait le 20 février 2024 : « Plus les forces de l’ordre harcèlent les bandes actives dans le trafic, plus ces dernières sont obligées de se déplacer vers d’autres zones. ». Derrière une sécurité de façade, les besoins fondamentaux restent eux, ignorés.

Dans ces cités déjà marquées par la précarité, ces restrictions frappent en premier lieu les enfants et les jeunes. Pour beaucoup, l’été est synonyme de vacances à la maison, faute de moyens pour partir. Leur seul échappatoire : les parcs, les places, les rues où l’on se retrouve, où l’on tue le temps, où l’on construit son identité au contact des autres. C’est justement cet espace de socialisation, ce droit fondamental à la ville, qui leur est confisqué. Priver les habitants de ces quartiers des lieux publics, c’est les priver d’un des rares lieux où ils peuvent exister socialement.
Cette politique d’exclusion territoriale, maquillée en gestion des « nuisances », révèle une logique bien connue : celle d’une ville qui préfère effacer les pauvres du paysage plutôt que de traiter les causes réelles des tensions urbaines. À Peterbos, plutôt que de penser des espaces pour les jeunes, on les parque chez eux. Plutôt que d’ouvrir des lieux de loisirs, on ferme les bars, on verbalise et on expulse.
Comme le souligne le sociologue Jürgen Habermas, « l’espace public devient suspect dès lors qu’il permet le rassemblement des invisibles ». Et ces invisibles, ce sont les habitant·es des quartiers populaires. Derrière les grilles de la place Clemenceau, derrière les contrôles massifs du Peterbos, ce sont eux qu’on éloigne, qu’on rend illégitimes dans leur propre ville.

Au cœur du problème, c’est la liberté de circulation qui vacille. Interdire l’accès à un espace public sous prétexte de potentiels comportements déviants revient à punir avant même qu’un délit ne soit commis. Un dangereux glissement, qui transforme des habitant·es en suspects permanents. Le Peterbos, en particulier, semble désormais géré comme une enclave sous surveillance, où la police détient le pouvoir d’expulser qui bon lui semble « au besoin par la force ».

Ces mesures, qu’on nous présente comme des solutions, ne sont en réalité qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Le trafic persiste, les tensions demeurent, et le fossé se creuse entre la ville qui accueille et celle qui exclut. Car à force de restreindre l’espace public, on nourrit ce que l’on prétend combattre : le repli sur soi, le ressentiment, la défiance. Effectivement, ces mesures, censées « apaiser » les quartiers, risquent au contraire d’attiser le ressentiment. Elles contribuent à fracturer davantage la ville, entre les zones qu’on protège et celles qu’on surveille, entre les habitants qui profitent de l’espace public et ceux et celles qui y sont indésirables. Car à force de barrer les accès, de fermer les bars, de multiplier les amendes, ne fabrique-t-on pas une ville à deux vitesses, où l’espace public devient un luxe réservé à certains ?
Au-delà des logiques sécuritaires, cette confiscation de l’espace public révèle également une dimension néocoloniale profondément ancrée dans la manière dont les pouvoirs publics envisagent les quartiers populaires, souvent composés majoritairement de populations issues de l’immigration postcoloniale. La militarisation de certains territoires urbains, les contrôles massifs, les restrictions de mouvement et l’effacement des sociabilités locales ne sont pas sans rappeler des modes de gestion hérités du colonialisme, où l’on administre les « indésirables » par la contrainte, l’exception juridique, et l’assignation territoriale. Il ne s’agit plus seulement de « maintenir l’ordre », mais bien de contrôler des corps et des territoires perçus comme extérieurs à la ville légitime, comme s’ils ne faisaient pas vraiment partie du tissu urbain. Cette ségrégation spatiale, racialisée et politique, prolonge dans la ville contemporaine une logique d’occupation, où l’on gouverne non pas avec, mais contre certains habitant·es.

Sources :
La DH/Les Sports+. Place Clemenceau grillagée, non-résidents interdits au Peterbos, bars fermés à 1 h à Cureghem : voici le bilan des mesures anti-nuisances à Anderlecht. https://www.dhnet.be/regions/bruxelles/2025/06/26/place-clemenceau-grillagee-non-residents-interdits-au-peterbos-bars-fermes-a-1h-a-cureghem-voici-le-bilan
BruxellesToday. Insécurité à Anderlecht : la commune prolonge ses restrictions à Cureghem et au Peterbos. https://www.bruxellestoday.be/quartiers/mesures-anderlecht-cureghem-peterbos-trafic.html
BruxellesToday. Peterbos confiné tout l’été : 350 euros d’amende pour les non-résidents dans les espaces publics. https://www.bruxellestoday.be/quartiers/peterbos-confine-tout-l-ete-350-euros-d-amende-pour-les-non-residents-dans-les-espaces-publics.html
RTL Info. (2025, 12 juin). Plus de 900 policiers déployés au Peterbos : « Ces opérations vont se multiplier ». https://www.rtl.be/actu/regions/bruxelles/plus-de-900-policiers-deployes-au-peterbos-ces-operations-vont-se-multiplier/2025-06-12/article/752978
Lefebvre, H. (2000). La production de l’espace. Anthropos.
