
Le 4 décembre, l’Union européenne de radio-télévision (UER) a confirmé qu’Israël serait bien présent à l’Eurovision 2026. Une décision qui a déclenché une onde de choc parmi plusieurs diffuseurs européens. L’Espagne, l’Irlande, les Pays-Bas ou encore la Slovénie ont déjà annoncé qu’ils boycotteraient l’événement, jugeant impossible de faire comme si de rien n’était alors que la génocide mené contre le peuple palestinien, en particulier à Gaza, continue de ravager des vies. En protestation, l’ancien·e gagnant ·e de l’édition 2024, l’artiste suisse Némo, a décidé de renvoyer son trophée. En Belgique, la RTBF a, au contraire, confirmé sa participation. Une position qui continue d’alimenter des années de complicité politique alors que les crimes de guerre israéliens sont largement documentés.
Comment un service public, censé défendre les valeurs des droits humains, peut-il s’associer à un événement que l’État israélien utilise ouvertement pour redorer son image internationale ? Le génocide en cours s’inscrit dans des décennies de colonisation, de blocus et de violations du droit international. Et tandis que des ONG, l’ONU et des organisations de presse dénoncent ces crimes, l’Europe semble incapable de garder une boussole morale. Après un seul jour d’invasion russe en Ukraine, l’UER avait exclu la Russie « pour protéger la réputation du concours ». Pourquoi cette logique s’arrête-t-elle face à Israël ?
La justification de l’UER
Pour justifier cette exception, l’UER affirme que la chaîne publique israélienne KAN serait indépendante du gouvernement, contrairement à son équivalent russe. Pourtant le conseil d’administration de KAN est entièrement nommé par le ministre israélien de la Communication, Shlomo Karhi, actuellement un fidèle allié de Benyamin Netanyahou. En 2024, ce dernier a publiquement défendu la colonisation de la bande de Gaza et le départ « volontaire » de la population palestinienne, précisant que « le volontaire, c’est parfois une situation que l’on impose jusqu’à ce que la personne donne son consentement ».
La loi israélienne impose même que KAN reflète « l’identité juive de l’État », confirmant qu’Israël n’est pas l’État de tous ses citoyen·nes, une définition assumée d’un système d’apartheid, comme l’ont documenté Amnesty International, Human Rights Watch et B’Tselem. L’audiovisuel public israélien relaie presque exclusivement le récit militaire officiel concernant Gaza, invisibilisant les voix palestiniennes.
Cette instrumentalisation ne se limite pas aux médias d’information. La culture elle-même est utilisée de manière stratégique et assumée pour améliorer l’image internationale d’Israël, contrer les campagnes de boycott et masquer les réalités de l’occupation et de la colonisation. Le terme hasbara, qui signifie « explication » en hébreu, désigne l’appareil de propagande étatique israélien, centré sur la légitimation de la politique coloniale, la promotion du sionisme et la disqualification systématique de toute critique, qu’elle soit politique, médiatique, universitaire ou citoyenne. En 2015, Nissim Ben-Sheetr, alors directeur général du ministère des Affaires étrangères, déclarait sans ambiguïté : « Nous considérons la culture comme un outil de premier ordre pour la hasbara. En ce qui me concerne, je ne fais aucune différence entre la hasbara et la culture. »
À cette dimension politique s’ajoute enfin un enjeu économique : le sponsor principal de l’Eurovision est Moroccanoil, une marque de cosmétiques israélienne. Cette présence n’est pas anodine lorsqu’il s’agit de défendre une prétendue « neutralité » artistique. Elle souligne, au contraire, l’imbrication étroite entre intérêts économiques, stratégies d’influence culturelle et discours apolitiques de façade.
Refuser la normalisation
Au-delà de la question de la participation à l’Eurovision, c’est le principe même de la normalisation d’Israël qui est en jeu. Normaliser, c’est accepter qu’un État colonial puisse commettre des crimes de guerre, maintenir un système d’apartheid, et violer le droit international tout en continuant à participer aux événements culturels, sportifs et diplomatiques comme n’importe quel autre pays. C’est banaliser l’inacceptable et effacer la réalité coloniale vécue par les palestinien·nes.
Cette normalisation ne se limite pas aux scènes festives de l’Eurovision. Elle se manifeste dans les accords commerciaux, les partenariats universitaires, les échanges culturels et les relations diplomatiques qui se poursuivent comme si de rien n’était.
Refuser cette normalisation, c’est au contraire affirmer que certaines lignes rouges ne peuvent être franchies sans conséquence. Le boycott de l’Eurovision par plusieurs pays européens s’inscrit dans cette logique de refus de la normalisation. Il rejoint d’autres formes de résistance citoyenne, comme le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), qui appelle à isoler politiquement, économiquement et culturellement Israël tant que les droits fondamentaux des palestinien·nes ne seront pas respectés.
L’histoire montre que ce type de mobilisation peut porter ses fruits : en Afrique du Sud, le boycott international, des produits commerciaux aux échanges universitaires, en passant par l’exclusion des compétitions sportives et les sanctions diplomatiques, n’a pas, à lui seul, fait tomber le régime d’apartheid, mais il a constitué un levier décisif parmi d’autres pour l’isoler, affaiblir sa légitimité et soutenir les luttes internes, jusqu’à l’effondrement du régime dans les années 1990.
Dans le silence médiatique, les journalistes paient de leur vie
Si les diffuseurs européens débattent, les journalistes, elles et eux, meurent. Gaza est aujourd’hui la région la plus dangereuse au monde pour exercer ce métier. L’ONU recense au moins 220 travailleurs des médias tués, un chiffre sans précédent. La Fédération Internationale des Journalistes (FIJ) parle du plus grand massacre de journalistes de l’histoire contemporaine.
Face à cette réalité, où est la solidarité entre journalistes que tant de rédactions revendiquent ?
Israël a revendiqué plusieurs frappes visant explicitement des journalistes. L’une d’elles a tué Anas Al-Sharif, reporter emblématique d’Al-Jazeera, aussitôt accusé, sans preuve, d’être un « terroriste » par l’armée israélienne. D’autres journalistes sont détenu·es, parfois sans procès, dans des conditions contraires au droit international. Tout indique une stratégie claire : empêcher l’information indépendante, faire taire les témoins des crimes, rendre impossible la documentation des exactions.
Comment une chaîne publique, dont la mission inclut la défense de la liberté de la presse, peut-elle ignorer le sort de ses collègues qui meurent chaque jour simplement pour documenter la réalité ? Peut-on défendre la liberté de la presse au quotidien, tout en participant à un événement qui sert de vitrine diplomatique à un État accusé d’assassiner des journalistes et de bâillonner toute voix indépendante ?
Face à cette situation, l’Association belgo-palestinienne (ABP) appelle la RTBF à se retirer, estimant que cette participation contredit ses propres valeurs. Elle demande à la chaîne de prendre position « en matière de droits humains » et de transmettre un message clair de solidarité envers les peuples opprimés.
Une pétition a déjà recueilli de nombreux soutiens. Une carte blanche a également été signé par de nombreux acteurs de la société civiles: Mouvement ouvrier chrétien (MOC), Union des progressistes juifs de Belgique (UPJB), Présence et Action culturelles (PAC), Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), Intal ou encore le festival Esperanzah.
La pétition : ici
Sources :
Le Soir : Israël à l’Eurovision : la RTBF cautionne le blanchiment du génocide à Gaza, 09/12/2025 : https://www.lesoir.be/715834/article/2025-12-09/israel-leurovision-la-rtbf-cautionne-le-blanchiment-du-genocide-gaza
Le Monde : Gaza : onde de choc internationale après une frappe d’Israël qui a tué six journalistes, 12 août 2025 : https://www.lemonde.fr/international/article/2025/08/12/gaza-une-frappe-israelienne-deliberee-tue-six-journalistes-palestiniens-dont-le-reporter-vedette-d-al-jazira-anas-al-sharif_6628512_3210.html
Courrier International : Vidéo. Danses et discours enflammés : des ministres israéliens appellent à recoloniser Gaza, 29/01/2024 : https://www.courrierinternational.com/video/video-danses-et-discours-enflammes-des-ministres-israeliens-appellent-a-recoloniser-gaza
Mediapart : Le boycott de l’Afrique du Sud : leçons pour la lutte contre l’apartheid en Israël ? : 10/05/2022 : https://blogs.mediapart.fr/carta-academica/blog/100522/le-boycott-de-lafrique-du-sud-lecons-pour-la-lutte-contre-lapartheid-en-israel
