Fascisme : Assignation à résidence, couvre-feu, interdictions … pour le Nouvel An – Interview avec Bruxelles Panthères et le Front Des Mères

   

En cette fin d’année, Bernard Quintin (MR), ministre de l’Intérieur, a préventivement autorisé une série de mesures répressives « exceptionnelles » en prévision de la soirée de la nouvelle année : assignation à résidence de mineur·es, couvre-feu, centre de crise, interdiction de feux d’artifices, interdiction des trottinettes … « pour prévenir les débordements la nuit du Nouvel An« . Des mesures qui s’ajoutent à un arsenal répressif déjà conséquent visant les quartiers populaires, où les contrôles policiers sont jusqu’à 10 fois plus fréquents que dans les communes aisées.

Cela fait plusieurs années qu’en marge de la nouvelle année, des assignations à résidence visant des mineur·es sont mises en place dans différentes communes du pays. L’an dernier, rien qu’à Anvers, 47 mineur·es ont été assigné·es à résidence, avec contrôle de police pour vérifier l’application de la mesure.

Des témoignages recueillis auprès des familles concernées par ces assignations à résidence, font état d’humiliations, de contrôles nocturnes au domicile, et d’un climat de peur permanent instauré par ces mesures. Pourtant, les conséquences psychologiques sur les jeunes et leurs parents sont rarement évoquées dans le débat public.

L’année dernière toujours, la commune d’Anderlecht avait décidé d’imposer un couvre-feu aux jeunes de moins 16 ans dans le quartier de Cureghem, le soir de la nouvelle année.


Une mesure qui avait été jugée discriminatoire et raciste, car elle visait les jeunes de quartiers populaires majoritairement racialisé.es comme non-blancs. Une contestation sociale, portée par des collectifs antiracistes comme Bruxelles Panthères et le Front Des Mères, et des citoyen·nes d’Anderlecht, ainsi qu’un rassemblement et un recours devant le Conseil d’État, avait eu lieu contre la décision de la commune (PS).

Dans ce cadre-ci, nous avons interrogé le Front Des Mères, un collectif de mamans qui luttent contre les violences et les discriminations qui ciblent les enfants, notamment des quartiers populaires, pour elles c’est très clair :

« Depuis la seconde guerre mondiale, la Belgique n’avait pas connu de couvre-feu. […] Pour nous, le couvre-feu est une mesure fasciste et l’utilisation de ce type de mesures rappellent les moments les plus sombres de notre histoire. […] Les ordonnances de la commune d’Anderlecht participent à créer un climat raciste, xénophobe et anxiogène. » Front Des Mères

Nous avons également interrogé le collectif antiraciste Bruxelles Panthères, un collectif actif depuis plusieurs années dans la lutte contre les violences policières et le racisme d’État :

« Le couvre-feu est un aveu d’échec politique. Pour Bruxelles Panthères, le couvre-feu à Anderlecht n’est pas une réponse à l’insécurité : c’est une production politique de l’insécurité. Il ne protège pas les habitants, il les désigne comme suspects. Il ne résout aucun problème social, il les criminalise. Il ne restaure pas le lien social, il approfondit la fracture coloniale entre l’État et une partie de la population.« 

Des mesures répressives qui touchent certains quartiers et populations plutôt que d’autres – une gestion postcoloniale de la ville ?

Ce sont les populations issues des quartiers populaires qui sont ciblées par ces mesures, les stigmatisant, les controlant dans l’espace publique et les privant a priori de la fête. Ce sont aussi ces populations qui sont spontanément et volontairement associées et essentialisées à la criminalité. En effet, c’est rarement au sein des communes privilégiées, riche et habitées essentiellement par des personnes blanches, qu’on impose des couvre-feux et/ou des assignations à résidences. Il est également révélateur qu’aucun couvre-feu n’ait jamais été imposé lors des émeutes de supporters de football, pourtant régulièrement violentes. La variable déterminante n’est donc pas le niveau de violence potentielle, mais bien l’identité raciale et sociale des populations concernées.



Ces mesures visent systématiquement les zones géographiques plus pauvres et précaires de la capitale, habitée principalement par des populations non-blanches, issues de l’immigration.



Or, ce sont déjà ces zones géographiques qui sont les plus sujettes de l’harcèlement policier et politique. Selon les données du monitoring des quartiers par la police, publié par l’Institut Bruxellois Statistique et d’Analyse (IBSA), Cureghem fait partie des zones les plus contrôlées de Bruxelles, avec une présence policière déjà renforcée tout au long de l’année.

C’est une gestion politique ségrégationniste des espaces public : en marge d’évènements comme la nouvelle année, ou les fusillades à Bruxelles, on impose préventivement des mesures violentes et restrictives à des populations tout entières, depuis et selon leur origine sociale. Une gestion politique raciste et fascisante, héritée de l’histoire coloniale, sur laquelle reviennent Bruxelles Panthères et le Front Des Mères.



Nous leur avons posé deux questions : quelles logiques sont-elles à l’oeuvre derrière ces mesures répressives ?, et pour quelles raisons s’y opposer ?

Front Des Mères : « Un couvre-feu, c’est une interdiction de sortir après une certaine heure. C’est une privation de liberté, une restriction à la liberté d’aller et de venir et la liberté de réunion. Normalement dans l’espace public, on se promène comme on veut.

Seules des situations extrêmes peuvent justifier une telle limitation à une liberté aussi fondamentale que le simple fait d’être dans l’espace public. Depuis la seconde guerre mondiale, la Belgique n’avait pas connu de couvre-feu.

Récemment les communes ont essayé plusieurs formes de couvre-feu: Anvers en a imposé à des individus précis sans que cette mesure ne soit décidée par un tribunal et Anderlecht a été encore plus loin. La nuit du Nouvel An 2024-2025, la commune a interdit la présence de mineurs de moins de 16 ans dans Curreghem. Cette mesure a été attaquée au Conseil d’Etat et l’auditeur a rappelé que ce type de mesures n’était pas acceptable dans une société démocratique. Par après, d’autres interdictions de circuler librement ont été prononcées, notamment l’interdiction de se rendre dans la cité du Peterbos cet été.

Pour nous, le couvre-feu est une mesure fasciste et l’utilisation de ce type de mesures rappellent les moments les plus sombres de notre histoire. Il faut se souvenir qu’un couvre-feu spécifique a été imposé aux Juifs à Bruxelles pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment via une ordonnance datant du 29 août 1941, qui leur interdisait de circuler entre 20h et 7h du matin, les obligeant à rester chez eux dès le début de la soirée et les excluant des lieux publics.

Les ordonnances de la commune d’Anderlecht participent à créer un climat raciste, xénophobe et anxiogène. Elles n’ont aucune incidence sur le trafic de drogues, il est tellement évident que les dealers qui violent la loi n’ont pas peur de violer une ordonnance.

Les restrictions aux libertés ne s’adressent pas aux trafiquants mais au quartier, à ses habitants, à ses mères et à ses gosses. Nous ne les acceptons pas. » Front Des Mères

Le Front Des Mères rappelle également que ces mesures violent plusieurs conventions internationales, notamment la Convention internationale des droits de l’enfant et la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantissent la liberté de circulation et interdisent les discriminations.

Nordine Saïdi, membre fondateur de Bruxelles Panthère, livre une analyse de ces mesures qui met en lumière les continuités historiques entre colonialisme, autoritarisme et gestion raciste des populations :

« Bruxelles Panthères identifie derrière les mesures de couvre-feu à Anderlecht une logique répressive raciste, profondément enracinée dans l’histoire coloniale, sécuritaire et impériale de l’État belge. Ces mesures s’inscrivent dans une grammaire politique de domination, déjà éprouvée ailleurs et à d’autres époques, puis recyclée aujourd’hui dans les quartiers populaires racialisés.

En premier lieu, le couvre-feu relève d’une punition collective. Il ne sanctionne pas des actes précis commis par des individus identifiés, mais restreint indistinctement les libertés fondamentales d’une population entière. Cette logique est directement héritée du gouvernement colonial : lorsque l’ordre racial était perçu comme menacé, l’État ne produisait ni justice ni protection, mais imposait l’immobilité, la peur et la discipline. Le couvre-feu n’est pas un outil de prévention : c’est un instrument de soumission politique.

En second lieu, ces mesures participent d’une racialisation explicite de l’espace urbain. Les couvre-feux ne sont jamais décrétés dans les quartiers bourgeois, blancs, institutionnels ou touristiques. Ils sont appliqués dans des territoires déjà construits comme « problèmes », déjà surpolicés, déjà stigmatisés. Anderlecht est ainsi traité comme une zone intérieure à pacifier, selon une logique qui rappelle directement l’opposition coloniale entre la ville blanche et la ville indigène. Certains espaces sont pensés comme naturellement légitimes, d’autres comme intrinsèquement suspects.

Troisièmement, Bruxelles Panthères identifie dans le couvre-feu une logique contre-insurrectionnelle. Il ne s’agit pas seulement de tranquillité publique, mais de neutralisation politique. Le couvre-feu empêche les regroupements, brise les solidarités, interdit l’occupation collective de l’espace public. Historiquement, le couvre-feu est un outil de guerre : utilisé dans les colonies, sous occupation militaire, ou face aux révoltes populaires. Son application à Anderlecht constitue une transposition de doctrines de guerre coloniale dans la gestion du social.

Enfin, ces mesures s’inscrivent dans une dynamique fascisante, au sens politique et historique du terme. Le fascisme ne surgit pas brutalement : il s’installe par la banalisation de l’exception, par l’acceptation progressive de la suspension des droits pour certaines catégories de population. Le couvre-feu prépare les esprits à l’idée que certaines vies peuvent être restreintes, contrôlées, enfermées « pour le bien commun ». C’est une pédagogie autoritaire, une normalisation de l’inégalité devant la loi. »

« Bruxelles Panthères s’oppose d’abord à ces couvre-feux pour des raisons d’antiracisme politique. Ces mesures ne frappent jamais abstraitement. Elles ciblent des corps : des hommes Arabes, Noirs, Roms, Migrants, Sans Papiers, Musulmans, des familles issues de l’immigration, des habitants déjà exposés à un contrôle policier constant. Ce ciblage s’inscrit dans la continuité des permis de circuler imposés aux Congolais, des couvre-feux coloniaux et de la gestion raciale des populations considérées comme inférieures ou dangereuses.

Bruxelles Panthères s’y oppose également pour des raisons décoloniales. Le couvre-feu est un dispositif colonial par essence. Il repose sur l’idée que certaines populations seraient incapables de s’autoréguler, qu’elles doivent être contraintes pour leur propre bien. C’est exactement ce que dénonçait Patrice Lumumba : une domination qui ne s’arrête pas à l’exploitation économique, mais qui s’inscrit dans les corps, les déplacements, le droit même d’exister dans l’espace public. Accepter le couvre-feu, c’est accepter la poursuite de la colonisation par d’autres moyens.

L’opposition est aussi anti-impérialiste et anti-guerre. Les couvre-feux traduisent la militarisation du politique. Ils importent dans les quartiers populaires les logiques utilisées par les puissances occidentales à l’extérieur : produire de l’insécurité, puis justifier l’usage de la force au nom de l’ordre. Anderlecht devient un théâtre intérieur de la guerre impériale, où les habitants sont traités comme une population à contrôler plutôt que comme des sujets politiques à écouter.

Enfin, Bruxelles Panthères s’oppose à ces mesures pour des raisons antifascistes. Le couvre-feu détruit un principe fondamental de la démocratie : l’égalité devant la loi. Il crée des zones d’exception, des territoires où les droits sont suspendus, où la police exerce un pouvoir discrétionnaire quasi total. L’histoire montre que ces dispositifs ne sont jamais temporaires : ils s’étendent, se banalisent, se durcissent. » Bruxelles Panthères

« Refuser la guerre intérieure

Pour Bruxelles Panthères, le couvre-feu à Anderlecht n’est pas une réponse à l’insécurité : c’est une production politique de l’insécurité.Il ne protège pas les habitants, il les désigne comme suspects. Il ne résout aucun problème social, il les criminalise. Il ne restaure pas le lien social, il approfondit la fracture coloniale entre l’État et une partie de la population.

S’y opposer, ce n’est ni de l’angélisme ni de l’irresponsabilité. C’est refuser que la Belgique continue à gérer ses contradictions sociales avec des outils hérités du colonialisme, de la guerre et de l’autoritarisme. C’est affirmer que la sécurité ne se construit pas contre les populations, mais avec elles : par la justice sociale, l’égalité raciale, le logement, l’éducation, la dignité.

Le couvre-feu est un aveu d’échec politique. Face à cet échec, Bruxelles Panthères refuse le silence, refuse la peur, et refuse la normalisation de la domination. » Bruxelles Panthères

Contre la guerre intérieure et l’ordre racial

La question n’est donc pas celle « l’efficacité » de ces mesures contre la « délinquance » et le crime organisé, elles ne sont manifestement pas dédiées à ces enjeux, ni les ciblent réellement. La question est celle de leur fonction politique réelle : maintenir un ordre racial, normaliser l’idée que certains corps, ne peuvent pas se déplacer dans l’espace public comme les autres, méritent moins de droits que d’autres, doivent être plus contrôlés que les autres. Que certains corps doivent être empêchés de faire la fête et d’exister socialement.

L’histoire a démontré que les mesures d’exception, une fois acceptées pour certaines populations, ne restent jamais confinées. Elles s’étendent, se durcissent, deviennent la norme. La banalisation actuelle des couvre-feux ne peut que nous questionner sur le futur de ces mesures en Belgique.

Bonne année.


Sources :

Interview de @bruxellespanthères (Nordine Saïdi) et @frontdesmeresbelgique

« Bernard Quintin autorise des mesures de sécurité exceptionnelles pour le Nouvel an », Le Soir, 11/12/2025, https://www.lesoir.be/716392/article/2025-12-11/bernard-quintin-autorise-des-mesures-de-securite-exceptionnelles-pour-le-nouvel

« Couvre-feu, interdiction de feux d’artifice… : Bernard Quintin annonce des mesures strictes pour prévenir les violences lors du réveillon du Nouvel An », RTL, 11/12/2025, https://www.rtl.be/actu/belgique/societe/couvre-feu-interdiction-de-feux-dartifice-bernard-quintin-annonce-des-mesures/2025-12-11/article/773279

« Criminalité et effectifs policiers », IBSA, 11/2025, https://ibsa.brussels/themes/securite/criminalite-et-effectifs-policiers

« C’est officiel : la région bruxelloise interdit de circuler en trottinette électrique pendant la nuit du Nouvel an sur son territoire », RTL, 19/12/2025, https://www.rtl.be/actu/regions/bruxelles/cest-officiel-la-region-bruxelloise-interdit-de-circuler-en-trottinette/2025-12-19/article/774080