Du meurtre d’Aboubakar Cissé au déni politique de l’islamophobie

   


Le 25 avril 2025, dans la mosquée Khadija de La Grand-Combe, dans le Gard en France, Aboubakar Cissé, un jeune Malien de 22 ans, a été poignardé à mort alors qu’il était en prière. Son agresseur, Olivier Hadzovic lui a asséné 57 coups de couteau, tout en filmant la scène et en proférant des propos explicitement islamophobes. Le crime a été filmé par le tueur lui-même. Et pourtant, le parquet antiterroriste a refusé de se saisir de l’affaire et de la classer dans la catégorie des attaques terroristes, invoquant la figure d’un « individu isolé », et projetant donc ce crime dans la catégorie de « faits divers ». Ce déni face aux violences d’extrême droite et islamophobes se répète, y compris en Belgique. En janvier 2025, un adolescent d’extrême droite a été arrêté alors qu’il préparait un attentat contre une mosquée à Molenbeek. Plus récemment, le 4 mai 2025, toujours à Molenbeek, des hooligans néofascistes du Club de Bruges ont agressé des habitants : saluts nazis, chants antisémites, violences racistes envers des personnes racisées.

Cette lecture dépolitisée nie le contexte dans lequel ces violences émergent : celui d’un climat islamophobe installé, banalisé, institutionnalisé. Ce meurtre, aussi atroce soit-il, n’est ni un accident ni un fait isolé. Il est l’aboutissement logique d’un système de stigmatisation structurelle des musulman·es — en France, mais aussi partout en Europe.

L’islamophobie, une forme de racisme structurel

La sociologue Kaoutar Harchi est revenue récemment sur le concept d’islamophobie et son sens, en rappelant que l’islamophobie ne désigne pas une critique de la religion, mais bien une forme spécifique de racisme. Il s’agit d’un processus de racialisation qui consiste à réduire les personnes perçues comme musulmanes à une altérité menaçante, à les essentialiser comme incompatibles avec les normes dominantes, et à les exclure symboliquement et matériellement.

« L’islamophobie n’est pas un simple « désaccord » culturel ou religieux, c’est une forme spécifique de racisme. Elle consiste à essentialiser les musulmans ou supposés musulmans, à les désigner comme fondamentalement différents, et à les soumettre à des rapports de domination. »

Ce racisme prend pour cible des croyances, des apparences, des noms, des vêtements. Il ne se limite pas aux actes violents, mais s’exprime dans les discours politiques, les lois, les choix éditoriaux, les décisions administratives… Il s’agit d’un processus de racialisation du religieux, qui transforme la foi en marqueur d’infériorité, de danger, voire d’ennemi intérieur.

Dans cette analyse, Kaoutar Harchi insiste sur le fait que l’islamophobie fonctionne selon une logique de domination.Loin d’être marginale, l’islamophobie est normalisée, légitimée, parfois même codifiée par le droit, comme en témoignent les multiples lois et règlements encadrant la visibilité des signes religieux en France, ou aux volontés d’interdire le port du hijab au sein des écoles supérieurs et dans les services publics comme la STIB. Les musulman·es – ou ceux et celles perçu·es comme tel·les – sont ainsi exposé·es à une série d’obstacles et de violences : discriminations à l’emploi, dans le logement, à l’école, mais aussi contrôles policiers abusifs, agressions dans l’espace public, ou encore attaques de lieux de culte.

La trajectoire d’Aboubakar Cissé en dit long sur cette réalité. Jeune ouvrier maçon, engagé bénévolement dans la mosquée de sa ville, il incarnait un visage ordinaire et digne de la présence musulmane en France. Il a été tué pour ce qu’il représentait : un homme noir, musulman, en prière.

Un traitement médiatique révélateur.

Le traitement médiatique de son meurtre a été révélateur. Le récit des médias a d’abord hésité : fallait-il parler de crime raciste ? de déséquilibré ? de dérive individuelle ? Plusieurs médias ont choisi d’éviter soigneusement de parler d’islamophobie. D’autres ont relayé, sans distance critique, les propos d’un ministre de l’Intérieur préférant évoquer « l’islam politique » plutôt que de condamner un crime islamophobe. Une partie des éditorialistes a même tenté de déplacer le débat sur les prétendus risques de communautarisme. Tout ce cirque médiatique révélent une gêne persistante à reconnaître que l’on puisse, en France, mourir parce que musulman·e.

Pourtant, les chiffres sur la montée de l’islamophobie en Europe sont clairs : les actes anti-musulmans sont en hausse constante. Et en 2024, plus de 80 % de ces actes avaient une origine institutionnelle ou administrative, selon le dernier rapport de la Coalition européenne contre l’islamophobie (CCIE). Preuve que l’islamophobie structurelle renforce le passage a l’acte de l’extrême droite.

Cette difficulté à nommer l’islamophobie n’est pas propre à la France. En Belgique, si plusieurs associations antiracistes et collectifs militants ont dénoncé cet assassinat comme un crime islamophobe, les grandes formations politiques sont restées pour la plupart silencieuses.

En tête de ce refus de voir : le Mouvement Réformateur (MR), dont les prises de position et la rhétorique actuelle font glisser le parti très dangereusement vers les terrains idéologiques de l’extrême droite.

Le MR ne se contente pas de rester silencieux face à l’islamophobie : il participe activement à son invisibilisation. En niant que l’islamophobie soit une forme de racisme comme l’a fait récemment Corentin de Salle, directeur du Centre Jean Gol. En décembre 2024, il avait publié sur X, « […] la notion d’islamophobie est elle-même une arme idéologique inventée et utilisée par les islamistes pour prémunir l’islam contre toute critique » niant ainsi qu’il s’agisse d’une forme de racisme. En entretenant la confusion entre islam et islamisme, et en martelant l’idée d’une prétendue « incompatibilité » entre l’islam et les « valeurs occidentales », le parti libéral assume un rôle central dans la diffusion de ces discours haineux. Son centre d’étude, le centre Jean Gol, devenu un véritable laboratoire idéologique, recycle sans nuance les éléments de langage de l’extrême droite sous couvert de défense de la laïcité.

Ce positionnement ne relève pas de simples maladresses : il est stratégique. Il vise à capter un électorat conservateur en attisant la peur et le rejet de l’autre. Mais ce choix politique a un prix : il alimente le climat dans lequel des meurtres comme celui d’Aboubakar deviennent pensables. En Belgique, les signaux d’alerte se multiplient. En janvier, un adolescent a été arreté à Bruxelles pour avoir projeté un attentat contre une mosquée. En avril, un jeune homme influencé par l’extrême droite a écopé de trois ans de prison pour avoir planifié deux attaques similaires. Le lien entre banalisation idéologique et passage à l’acte est désormais impossible à ignorer.

En réponse à cette situation, des rassemblements s’organisent en France et en Europe. À Bruxelles, ce dimanche 11 mai à 14h, le collectif féministe et antiraciste Fronts de Mère appelle à se rassembler devant le consulat de France. Il s’agira d’honorer la mémoire d’Aboubakar Cissé, mais aussi de dénoncer l’inaction des États face à la montée de l’islamophobie. Ce moment de mobilisation rappellera une vérité essentielle : l’islamophobie est une forme de racisme, et elle tue.

Sources :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Aboubakar_Cissé
Houda Asal – L’islamophobie en France : le déni d’un phénomène bien réel, dans Prendre nos corps – Les multiples incarnations du racisme, Éditions La Découverte, 2020.
Kaoutar Harchi – Vidéo intervention sur l’islamophobie comme forme de racisme
Coalition Contre l’Islamophobie en Europe (CCIE) – Rapport sur l’islamophobie en Europe 2024, Bruxelles.
Centre Jean Gol / MR https://www.centrejeangol.be
Bruxelles Dévie. Extrême-droite : Un homme de 20 ans qui prévoyait de commettre deux attentats d’extrême droite condamné à 3 ans de prison. https://bruxellesdevie.com/2025/04/07/extreme-droite-un-homme-de-20-ans-qui-prevoyait-de-commettre-deux-attentats-dextreme-droite-condamne-a-3-ans-de-prison/Bruxelles Dévie+1Bruxelles Dévie+1
Bruxelles Dévie. Extrême droite : un jeune de 14 ans arrêté alors qu’il prévoyait un attentat contre une mosquée à Bruxelles. https://bruxellesdevie.com/2025/01/30/extreme-droite-un-jeune-de-14-ans-arrete-alors-quil-prevoyait-un-attentat-contre-une-mosquee-a-bruxelles/Bruxelles Dévie+2Bruxelles Dévie+2Bruxelles Dévie+2
Le Soir. Port du voile : la STIB reporte sa décision d’aller ou non en appel. https://www.lesoir.be/374281/article/2021-05-25/port-du-voile-la-stib-reporte-sa-decision-daller-ou-non-en-appel
L’Avenir. Port du voile à la Haute École Francisco Ferrer : la procédure des professeurs invalidée, les signes convictionnels restent autorisés. https://www.lavenir.net/regions/bruxelles/bruxelles/2024/11/22/port-du-voile-a-la-haute-ecole-francisco-ferrer-la-procedure-des-professeurs-invalidee-les-signes-convictionnels-restent-autorises-PCIFR2L6XBCPHHCPRNYVJLUVIA/