
Cette carte blanche analyse le regain d’intérêt récent sur l’extrême gauche, fruit d’une stratégie policière et médiatique visant à criminaliser l’intensification des mouvements sociaux en Belgique. L’Observatoire des médias policiers, souligne que l’intensification en question n’est pas le fruit d’organisations « extrêmes », externes au mouvement (comme le prétend le récit policier), mais bien une dynamique globale au sein des mouvements sociaux.
1. Un, deux, trois…
« Saint-Gilles, là où l’extrême gauche prépare la révolution » titrait cet été le média bruxellois Bruzz. Ce très long article succède à une double page sur le même sujet dans La Libre Belgique et à une émission dédiée sur la télévision flamande.
Un article dans un média, c’est un article. Deux articles dans deux médias, c’est une coïncidence. Trois articles dans trois médias, c’est une campagne. Et c’est d’autant plus flagrant que, primo, cette rafale survient après des années de black-out médiatique sur l’extrême gauche et, secundo, le thème est abordé exactement de la même manière, en reprenant tel quel le narratif policier.




2. Les confidences de l’inspecteur Amadeo
Il faut remonter au début de cette année pour trouver les premières traces de ce nouveau narratif, dans une émission néerlandophone intitulé « Niveau 4 : Terreur« . Le principe de cette émission est de suivre des policier·ères dans leurs interventions au quotidien (en l’occurrence, cette saison s’intéresse à la zone midi qui regroupe les communes de Saint-Gilles, Anderlecht et Forest).
Lors du premier épisode, les journalistes suivent l’inspecteur surnommé « Amadeo » lors d’une de ces tournées d’inspection. Ce dernier est le responsable de la Cellule Radicalisme de la zone Midi. Il s’agit d’une création récente dans les dispositifs anti-terroristes (dans le cadre du plan Radicalisme) qui a pour but de faire le lien entre les services spécialisés (OCAM, Sûreté de l’État, …) et les forces de police locales dans le but de surveiller au plus près les foyers de « radicalisation » (3).
Lors de cette séquence, Amadeo présente Saint-Gilles comme un des hotspots de l’activisme d’extrême-gauche. Il désigne ce que l’on reconnaît comme le local Sacco-Vanzetti et déclare : « Ce qui est inquiétant, c’est qu’ils essayent de rallier à leur cause d’autres groupements donc là, on est très attentif… ».
3. Où, des années après la guerre, La Libre daigne parler du Premier mai révolutionnaire
Depuis 5 ans, en marge de la traditionnelle « fête du travail », des militant·es organisent le « Premier mai révolutionnaire ». Il a pour ambition de réunir les différentes expressions et tendances de l’extrême gauche extra-parlementaire autour d’une manifestation combative. Ces 3 dernières années, ce projet s’est développé et a atteint quelques milliers de participant·es.


Le 27 mai dernier, un long article parait dans la Libre Belgique sous la plume de Jacques Laruelle, le spécialiste police et justice du journal : « L’ultragauche s’affiche et tente de regrouper ses forces« . L’article semble ne s’être basé que sur une seule source policière et embrasse entièrement le narratif policier, : « Ses militants cherchent à peser et à infiltrer. Sans grand succès jusqu’à présent. La menace n’est pas nulle, même si elle est moindre que celle de l’extrême droite et du djihadisme. […] N’empêche, comme le confie notre policier spécialisé dans le suivi de cette mouvance, comparée à la menace venue d’extrême droite ou à caractère djihadiste, la menace de l’ultragauche, qui ne dédaigne pas la violence, bénéficie parfois d’une forme de complaisance d’une partie du monde politique. Elle ne fait pas l’objet d’une attention aussi soutenue que l’extrême droite et l’islamisme. Il ne faudrait pas que l’on doive un jour le regretter, prévient ce fin observateur de l’ultra gauche qui dénonce un manque d’anticipation. »
4. Quand Bruzz remet une couche
Le 20 août dernier, Bruzz publie une longue enquête. Là encore, au cœur de l’article, une « source policière » de la zone midi évoque l’augmentation du nombre de partisans de l’extrême gauche : « Nous suivons actuellement au moins 50 personnes dans notre zone pour activisme d’extrême gauche, soit deux fois plus qu’il y a cinq ans. Dans l’ensemble de Bruxelles, nous parlons de plusieurs centaines de personnes. (…). La gauche radicale est rapidement analysée dans la ville comme s’il s’agissait d’une culture pop, mais elle est bien organisée ». Comme marqueur de cette croissance, l’article évoque le passage, en quelques années, d’un Premier mai révolutionnaire « d’une poignée de personnes » à un décompte policier de 2000 participant·es l’an dernier.
Le risque de « l’infiltration » de l’extrême-gauche dans des mouvements de masse tient aussi une place centrale dans l’article : « Des thèmes qui ne relèvent certainement pas de l’extrémisme de gauche, comme l’activisme climatique, sont alors rapidement attirés dans leur camp », explique Annelies Pauwels, experte en radicalisation, qui estime que « La focalisation limitée sur le camp de gauche est donc incorrecte ». Annelies Pauwels plaide par là plus de moyen pour surveiller la gauche.

5. Un même narratif
Il était d’usage au catéchisme, pour expliquer les mystères de la sainte Trinité, de frotter trois allumettes ensemble et de s’exclamer : « Trois allumettes – une seule flamme ! ». Il semble que ce soit bien d’une seule et même flamme que brûlent ces trois articles qui font tous une fixation sur l’organisation Classe contre classe, organisation bruxelloise créée en 2019 et qui se définit comme révolutionnaire. Et, au-delà, c’est un ensemble désigné comme « extrême gauche » qui est visé.
Mais de quoi parlons-nous lorsque nous employons le terme « extrême gauche » ? La distinction « gauche radicale »/« extrême gauche » correspond, dans les structures sécuritaires belges à la distinction « extrême gauche »/« ultra gauche » utilisée par leurs homologues français. C’est à tort que certain·es ont ri de « l’invention de l’ultra-gauche » par la police française. La distinction est claire et opérative : l’extrême gauche décrit celles et ceux qui disent « qu’un jour » il y aura une révolution probablement violente, mais qui ne s’y préparent en rien. De l’autre, l’ultra gauche, qui pense qu’une pratique de la violence est pertinente dès aujourd’hui, qui s’y préparent, l’encouragent et/ou la pratiquent déjà.
Adoptons le temps de cet article cette catégorie. Que vaut donc à l’ « extrême-gauche » belge ce regain d’intérêt ? Car à première vue, ses forces sont faibles. Elle reste marginale jusque dans ses prétendus bastions. Même Classe contre classe, présentée comme le cœur du danger, reste groupusculaire.
Ce sont les progrès d’années en années du 1er mai révolutionnaire, le succès de Code rouge et les mobilisations pour la Palestine qui semblent être les éléments déclencheurs. La police explique à travers les médias cette avancée par une dynamique d’unification entre les organisations d’extrême gauche, par l’instrumentalisation de mécontentements et – voilà le vrai leitmotiv – par « l’infiltration » de mouvements de masse.

6. L’agent extérieur, voilà l’ennemi
Cette obsession fait partie intégrante, et depuis toujours, de la vision du monde des partisans de l’ordre établi. Selon cette vision, le monde et le système sont comme ils doivent être. Une remise en cause radicale des principes de l’économie de marché et des structures patriarcales et racistes n’a pas lieu d’être. Apparaissent alors, dès le XVIIIe siècle, les figures du « mécontent », puis de « l’agitateur », du « meneur », de « la main de Moscou » et finalement de l’ »agent subversif » – jouant le rôle de ver dans le fruit.
En suivant cette idée, sans les « meneurs », les ouvrièr·es auraient été parfaitement satisfait·es de passer 12 heures au fond de la mine en se passant du nécessaire pour qu’une élite baigne dans le superflu. Et sans les « agitateurs », les colonisé·es, auraient offert leur force de travail et les ressources de leur pays comme juste rétribution de l’œuvre civilisatrice de la métropole. Cette figure de l’agent extérieur n’est pas qu’une figure idéologique : elle est devenue un concept opératif.
Tentant de théoriser les causes de leur déculottée algérienne et indochinoise, une école de théoriciens militaires français a voulu décrire, pour mieux la combattre, ce qu’elle croyait être la « guerre révolutionnaire ». Il en a résulté la « doctrine de la sécurité nationale », toute entière basée sur la notion d’agent subversif. Cette doctrine a été appliquée par les juntes sud-américaines. En faisant disparaître systématiquement et méthodiquement 30.000 « subversifs » au Chili, en Uruguay et en Argentine, on s’assurait que la société fonctionnerait comme elle était censée fonctionner.
Le ver anéanti, le fruit resterait intact. Cette vision du monde caractérise toute la campagne de presse qui nous occupe.
D’abord dans le discours de l’experte en radicalisation interrogée par Bruzz : « Je considère que ce qui se passe actuellement, avec les contre-manifestations, les tags et la violence ici et là, crée surtout le chaos. Avec toute une série d’actions, les gens essaient d’instaurer un climat pré-révolutionnaire (…) Il faut maintenir les options d’expression des frustrations aussi ouvertes que possible, en respectant les limites de la constitution et de l’État de droit, et éliminer les pommes pourries. »



Ainsi, il se construit dans les trois médias un narratif policier sur le danger de « l’infiltration » par l’extrême gauche de mouvement « plus large ». Deux éléments liés : c’est bien parce que « l’extrême-gauche » est décrétée extérieure à ces mouvements qu’on peut l’accuser de les « infiltrer ». Si on la considérait comme une des forces constitutives et comme partie intégrante de ces mouvements, le narratif policier ne tiendrait plus la route.



7. D’inquiétantes « infiltrations »
Les « infiltrations » donc, puisque la vision policière du monde commande qu’il y en ait.
Il est d’abord question du mouvement écologiste, avec un mépris certain pour ce mouvement jugé manipulable, voire naïf. Policièr·es, expert·es et journalistes sont convaincu·es que, s’il y a « radicalisation » du mouvement écologiste, c’est la faute à ces agent·es extérieur·es qu’il faut dénoncer (médiatiquement) et combattre (judiciairement), et non parce qu’il est de plus en plus évident que le système économico-politique mène le monde à la catastrophe – et que des décennies de participation gouvernementale Écolo/Groen n’ont en rien servi les vrais enjeux environnementaux.

On pourrait en dire de même sur le prétendu danger de la « manipulation » des jeunes de quartier. Au-delà du soupir accablé du policier, avouant à demi-mot dans Bruzz que le meurtre impuni du jeune Adil par ses collègues ne lui facilite pas la tâche, il y a toujours l’idée d’une population qui pourrait être « poussée » à l’opposition radicale, non pas d’elle-même, mais par des agent·es extérieur·es « infiltrant » leurs milieux.

Et il en va enfin de même avec le prétendu danger de l’instrumentalisation de ce que les média appellent la « guerre entre Israël et le Hamas ». L’ampleur du mouvement de solidarité avec la Palestine et la place qu’a pris la gauche révolutionnaire est clairement dans le collimateur de la police. Mais, là encore, qui sait reconnaître, dans les événements de Gaza, la résistance de tout un peuple contre une oppression coloniale génocidaire, n’a pas besoin de quelques « gauchistes » pour s’insurger contre la complicité de tout le système politique belge dans le massacre en cours.
8. Saint-Gilles-la-rouge

Le territoire ciblé par la police, Saint-Gilles, est depuis la révolution industrielle un foyer de la gauche révolutionnaire. C’est là qu’avaient lieu les affrontements sanglants avec les gendarmes lors de la répression des manifestations pour le suffrage universel. Lénine et les bolcheviks y tinrent des congrès et des membres de la bande à Bonnot* y trouvèrent refuge. La zone a fourni un tel quota de volontaires pour combattre le Franquisme en Espagne que le drapeau des volontaires belges des Brigades internationales est encore conservé à l’hôtel de ville de Saint-Gilles.

Saint-Gilles et les Marolles (et leur immigration juive) ont été au cœur de la résistance communiste antinazie. C’est dans l’arc Midi-Lemonnier-Stalingrad que le Parti communiste tenait ses meetings dans les années ‘50. Les grèves violentes à l’usine Citroën à Forest ont structuré toute l’extrême gauche bruxelloise à la fin des années ‘60 et au début des années ‘70. C’est là que, dans les années ‘70 partaient les manifestations antifascistes et anti-impérialistes, tandis que les Marolles ouvraient la première lutte de territoire face à la menace de destruction du quartier.


La concentration d’immigrés et d’exilés politiques en a toujours fait le terrain d’actions clandestines (c’est par exemple à Saint-Gilles que se réunit l’organisation de résistance armée anti-franquiste FRAP dans les années ‘70). Outre l’épisode CCC des années ‘80 sur lequel reviennent les trois médias, c’est à Porte de Hal que Bruxelles a connu le squat qui a été, dans les années ‘90, son premier et seul vrai centre social, base des premières vagues d’actions solidaires des personnes sans papiers. Saint-Gilles a toujours connu entre deux et cinq librairies communistes ou anarchistes. Etc. etc.

Mais voilà, si la gauche révolutionnaire est présente à Saint-Gilles, c’est parce que X s’y est domicilié il y a quelques années et « a depuis attiré l’extrême-gauche à Saint-Gilles ». En insistant sur le nombre de militant·es d’extrême gauche fiché·es dans la commune, les médias font comme s’il s’agissait d’un phénomène nouveau auquel la police devrait remédier rapidement. C’est à ces divagations qu’amène le narratif de l’agent extérieur.
9. Quelques questions
Il est évident que la police est à l’origine de cette campagne pour laquelle elle a activé ses relais médiatiques. Pour ce faire, les policier·ères ont livré aux journalistes des informations sur des militant·es relevant clairement des fiches de renseignements, fiche pourtant à caractère confidentiel. L’enjeu, à leurs yeux, doit donc en valoir la chandelle pour qu’iels effectuent un tel manquement aux règles.
Mais quel est donc cet enjeu ? Il faudrait, pour le savoir, comprendre à quel niveau a été décidé cette campagne. S’agit simplement de l’inspecteur Amadeo ? De toute la cellule radicalisme de la zone Midi ? Ou bien d’un niveau encore supérieur ?
Et cela n’épuise pas les questions : la cible est-elle l’organisation Classe contre classe ? Toute « l’extrême-gauche » ? Où s’agit-il d’un coup de billard de la police visant l’une ou l’autre instance politique que des policier·ères estimeraient insuffisamment répressive ?
Pour le coup, poser la question n’est pas y répondre…. Quant à l’incompréhension des dynamiques de la gauche révolutionnaire par les journalistes, policièr·es et dit·es expert·es, qu’en dire sinon qu’elle n’est pas nouvelle ? Telles des personnes observant un bal à travers la fenêtre : ils et elles observent les mouvements, mais n’entendent pas la musique.

Signé, l’Observatoire des médias policiers.
Légende :
*La bande à Bonnot était un groupe anarchiste français qui opéra en France et en Belgique de 1911 à 1912. Du nom d’un de ses membres les plus connus, cette bande s’est fait connaître pour ses braquages et ses exécutions spectaculaires. Elle suscita la peur au sein de la bourgeoisie et fut traquée par la police et la presse.
Sources :
(1)https://www.bruzz.be/actua/veiligheid/sint-gillis-waar-extreemlinks-de-revolutie-voorbereidt-2024-08-20
(2)https://www.goplay.be/video/niveau-4/niveau-4-terreur-s5/niveau-4-terreur-s5-aflevering-1
(3)https://ocam.belgium.be/wp-content/uploads/2020/09/Plan-R-et-la-BDC.pdf
Plus récemment, un article de l’écho revient sur la surveillance dont fait l’objet le mouvement pro-palestinien en Belgique. L’article s’inscrit dans une approche médiatique et politique similaire à celles développé ci-dessus, en utilisant notamment la réthorique de l’agent extérieur : https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/general/des-mouvements-propalestiniens-belges-sous-surveillance/10573864.html
